I) La situation polonaise
Dans
la nuit du 22 au 23 janvier 1863 se déclenche la troisième
insurrection polonaise du XIXe siècle. Très vite la
société française dans son ensemble va se passionner
sur le sort de cette «pauvre Pologne ». Les soulèvements
de cette nation deviennent la seule expression possible pour leurs
revendications. Celles-ci restent d’ailleurs constantes tout
au long du XIXe siècle et ne visent qu’à la
recherche de l’émancipation.
Le congrès de Vienne cèle en 1815 les trois partages
de la Pologne effectués en 1772, 1793 et 1795. Son territoire
est désormais sous domination autrichienne, prussienne ou
russe. Les termes du traité issu du Congrès de Vienne
laissaient une certaine autonomie aux territoires polonais (une
armée nationale, un gouvernement et une administration propre...).
L’une des revendications des insurgés reste justement
l’application des termes du traité. Ainsi nous ne traiterons
ici que du royaume de Pologne rattaché à la Russie
et qui comprend la plus grande portion de l'état originel
polonais de 1772.
Les tzars ont réagit brutalement aux autres insurrections
notamment celle de 1830. La répression fut à chaque
fois très importante (exil des personnalités plus
ou moins nationalistes notamment vers la France, exécution
ou déportation de ceux arrêtés par les forces
russes). Le ressentiment était donc important vis-à-vis
de l’autorité russe. La tension semble s’être
calmée dans les années 1850 : la défaite de
la Russie lors de la guerre de Crimée semble y être
pour beaucoup ; de plus, le nouvel empereur Alexandre II fut bien
accueilli en Pologne. En effet celui-ci permit quelques concessions
: allégement de la censure, création d’une société
agricole et d’une Académie de Médecine...
Ces libertés concédées permirent la formation
de nouveaux camps politiques. Trois courants peuvent êtres
dégagés:
_Tout d’abord celui qui se forme autour de la société
agricole et qui regroupe quelques milliers de propriétaires
fonciers, surtout composé de conservateurs et d’aristocrates,
on les surnomma ainsi les «blanc». Ils cherchent, en
plus d’élever le niveau agricole, à supprimer
graduellement les corvées tout en préservant leurs
intérêts. Ils sont donc condamnés à obtenir
le soutient du gouvernement russe contre les paysans. Toute revendication
politique est ainsi mise de côté.
_La bourgeoisie grande et moyenne constitue le deuxième groupe.
Elle avait pleinement profité de l’intégration
du territoire polonais a la zone douanière russe, et du chemin
de fer (la reliant à Berlin, Vienne et Saint Petersbourg).
Ses buts étaient donc l’élargissement de l’autonomie
polonaise, et l’égalité des droits pour les
Juifs. Toute insurrection était rejetée ce qui les
fit surnommer les “millénaristes ” (remettant
à dix siècles la lutte pour la libération).
_Les éléments révolutionnaires forment le troisième
groupe et se recrutaient essentiellement parmi les étudiants
et les ouvriers, mais également dans la petite bourgeoisie.
Ils sont surnommés les “rouges ” du fait de leurs
idéaux socialistes. Ils se divisaient en une multitude de
sociétés secrètes qui visent le rétablissement
pur et simple de l’indépendance de la Pologne.
Les revendications pour la “cause nationale ” sont ainsi
encore bien présentes chez la plupart des Polonais. Tout
était en place, il ne restait que le facteur déclenchant.
La tension monta d’un cran en juin 1860, lors de l’enterrement
de la veuve du général Sowinski (héros de la
révolte de 1831). Sous l’instigation de “rouges”
et de “millénaristes” sympathisants, de grandes
manifestations sont déclenchées. Puis, c’est
à la fin du mois de février 1861 que des émeutes
font suite à la commémoration de la bataille de Grochow
(1831). Le tzar tenta de calmer la rue en accordant des concessions
(corvées convertibles en redevance pécuniaire...)
et en nommant Wielopolski au poste de chef du Conseil administratif.
Mais comme les manifestations furent toujours férocement
réprimées (200 morts le 8 avril), toute réconciliation
était désormais impossible. On peut considérer
qu’à partir de cette date la décision d’une
insurrection était prise dans les milieux de gauche et du
centre. Désormais, on tente de la préparer (par l’achat
d’armes et en se conciliant les bonnes grâces des chancelleries
étrangères...). Le Tzar et Wielopolski tente de désarmer
l’insurrection en nommant conscrits de l’armée
russe les jeunes les plus nationalistes. Ceux-ci seront réquisitionnés
chez eux dans la nuit du 14 au 15 janvier. Prévenus, les
conjurés s'enfuient la veille dans les bois mais mis au pied
du mur, ils ne peuvent que déclarer l’insurrection
qui est officialisé le 22 janvier.
II) Le gouvernement français
et la Pologne
Les
prises de positions de Napoléon III quand il n’est
encore que Charles Louis Napoléon, simple prétendant,
sont très marquées par leur soutien inconditionnel
à la cause polonaise. Par contre sa position fut loin d’être
très claire pendant toute la durée de son règne.
A partir du début de sa présidence en décembre
1848, et plus encore après l’instauration du Second
Empire, en décembre 1852, ses discours sont aussi rares que
redondants. Il est donc délicat de tenter de cerner la position
de l’Empereur à ce sujet.
Le traité de Paris, signé le 30 mars
1856 et qui met fin à la guerre de Crimée, marque
le retour en force de la France dans la politique internationale.
D’autant que la Russie, désormais consciente de ses
faiblesses, recherche désespérément un allié
parmi ses anciens vainqueurs. La France, soucieuse de consolider
son ascendant et d’éviter une dépendance trop
importante à l’égard de la politique anglaise,
ne tarde pas à y répondre. Ce rapprochement amorcé
dès l’année 1856 est effectif dans le courant
de l’année 1858.
Mais cette entente est une arme à double tranchant dans la
modification de la carte européenne souhaitée par
Napoléon III. En effet, la Russie donnera assez facilement
sa bénédiction à l’intervention française
pour la réunification italienne, au moins au début.
Elle apporte même un concours actif dans la guerre contre
l’Autriche. Cependant, la suite des événements
d’Italie refroidit l’empereur Alexandre. Celui-ci y
voyait un mouvement révolutionnaire. Le Tzar ne pouvait cautionner
ces événements du fait de leur similitude avec le
mouvement nationaliste polonais. Ceci altéra quelque peut
les liens entre Russie et la France. L’insurrection polonaise
de 1863 ne pouvait pas plus mal tomber : la France du second empire
ne peut se passer du seul véritable allié puissant
dont elle dispose à savoir la Russie, mais les références
constantes au premiers empire la rapproche des polonais, ces «
alliés de toujours »…
La France désapprouve dans ses courriers
diplomatiques vers la Russie les troubles qui agitent la Pologne
depuis 1860, mais aucune condamnation officielle n’est publiée.
Après l’insurrection générale polonaise
déclenchée dans la nuit du 21 au 22 février,
l’empereur reste dans un silence gêné. La pression
de l’opinion publique ce fait de plus en plus sentir. Mais
le 8 février, l’offre de Bismarck aboutit à
la convention d’Alvensleben. Celle-ci instituait la collaboration
militaire de la Prusse et de la Russie contre les insurgés
polonais.
La France est en train de perdre son principal allié, pire
la Prusse prend les devants et deviens de plus en plus menaçant.
L’empereur se doit de réagir. Il essaye de maintenir
des relations de confiance avec le Tzar. D’ailleurs celui-ci
n’est jamais attaqué dans les déclarations françaises
qui préfèrent reporter leurs griefs sur la Prusse.
Tout est encore fait pour ménager l’entente franco-russe.
Mais parallèlement, l’Empereur renoue des contacts
avec l’Angleterre et surtout l’Autriche. Dans sa situation
en effet, la France risque de se retrouver à tout moment
sans réel allié. Le couple impérial va ainsi
à tour de rôle solliciter l’alliance autrichienne
en vue d’une reconstitution de la carte européenne
dès le début mars. Trop « révolutionnaire
» cette alliance échoue à la fin de l’année
1863.
III) L’opinion publique et la
Pologne
Cette
sympathie française pour la cause polonaise, dont la solidarité
d’armes lors des guerres impériales, la haine de la
Russie contre-révolutionnaire et l’intérêt
croissant pour les nationalités forment les principaux pivots,
s’exprimera dès lors tout au long du XIXe siècle.
Bien sûr, c’est surtout dans les moments de crise que
cet intérêt est le plus frappant. Les deux principales
insurrections polonaises de 1830 et 1863, qui ont éclaté
dans le territoire russe en sont un brillant exemple.
A chacune d’elles on assiste à la mobilisation de la
population française et d’une partie de la classe politique.
La question est cependant de savoir si l’on ne s’est
pas contenté des discours de principe et si l’aide
a été substantielle. Par extension, les réactions
sont loin d’être uniformes, et on se doit donc d’analyser
tous les différents types de soutien à l’insurrection
polonaise.
Ce qui surprend, c’est l’importance de la question polonaise
en France tout au long du XIXe siècle et lors de l’insurrection
de 1863 en particulier. La quantité des sources est énorme
: articles, discours, opuscules, réflexions politiques, ouvrages
de présentation historique et géographique, pétitions,
souscriptions, etc... Les auteurs sont d’horizons multiples
: hommes de lettres, publicistes, politiciens…Bref, c’est
un enjeu qui se doit d’être vu par bon nombre de personnages
publics de l’époque.
Par opposition, on ne peut que s’étonner de l’aridité
de la bibliographie contemporaine. Aucun travail d’ensemble
n’a été effectué sur l’aide française
aux insurrections polonaises.
Rares sont les ouvrages s’intéressant
à la Pologne, mais aucun ne s’est réellement
penché sur l’engouement de l’opinion publique
française. Celui-ci a-t-il été aussi important
qu’on le mentionne ? Touche-t-il toutes les strates de la
population ?
Personne n’a répondu jusqu'à maintenant à
ces questions. Au point que maintenant la thèse inverse est
parfois mentionnée : ainsi dans une très bonne étude
sur la France et la Pologne dans la première guerre mondiale,
Ghislain de Castelbajac rejette complètement l’intérêt
de la population française .
En effet on aurait bien tort de considérer des discours politiques
ou journalistique comme une juste représentation de l’opinion
publique. Pour cerner celle-ci et pour savoir qui soutient réellement
l’insurrection polonaise, il nous paraît intéressant
d’analyser en détail une vaste souscription nationale
qui a été effectuée en sa faveur.
J’ai donc recensé les souscriptions pour la Pologne
et ce avec le plus d’exhaustivité possible soit 21.070
dons de particuliers, d’associations ou de groupes d’individus
qui s’étendent sur l’année 1863 et plus
sporadiquement sur 1864. Moins de 16.000 ont une mention supplémentaire
sur les donateurs. Ce sont donc eux qui permettent une étude
approfondie.
L’intérêt pour les nationalités
n’est pas nouveau au XIXe siècle. On se passionne pour
la reconquête de la souveraineté grecque, irlandaise,
hongroise… Mais c’est uniquement avec les questions
d’Italie et de Pologne que la France a réagi activement.
Cependant la mobilisation pour la Pologne revêt un caractère
exceptionnel. Ainsi le versement de 250 000 francs or pour l’insurrection
polonaise n’a pas d’équivalent.
D’abord si la somme versée est le plus important soutien
financier que la France ait apporté à une nationalité
en difficulté, il n’en est pas moins vrai que le montant
de cette souscription est bien moins important que celle réalisée
pour des intérêts français à la même
époque.
D’autre part, toute la population française ne soutient
pas unanimement l’insurrection. Les plus actifs sont des urbains,
soit principalement des ouvriers, des artisans, des boutiquiers,
et une bourgeoisie moyenne de tendance progressiste. Les agriculteurs,
la haute bourgeoisie financière et commerciale sont complètement
absents. Les premiers sont indifférents, alors que les seconds
sont carrément hostiles et œuvrent pour limiter l’implication
française.
On manque également d’études comparatives. Des
pays comme le Portugal ou l’Espagne lancent également
quelques souscriptions qui semblent de moindre importance. Mais
il n’en est pas de même en Angleterre, en Suède
et surtout en Italie. On y tient de nombreux meetings, des collectes
nombreuses sont effectuées, et des volontaires s’en
vont rejoindre les insurgés. Mais encore, des travaux d’analyse
nous manquent pour donner des chiffres précis.
Mais les dons d’argent n’ont pas été
les seules actions de la population française. Celle-ci va
d’abord directement interpeller le Sénat et l’Empereur
durant toute l’année 1863 et le début de l’année
1864, pour demander un soutien énergique de la France à
la nation polonaise. Parallèlement plusieurs dizaines de
Français vont partir rejoindre les insurgés et vont
participer activement à la lutte armée. Enfin, après
l’écrasement définitif de la rébellion,
c’est encore la France qui recevra ce nouveau flux de réfugiés
et qui tentera de les secourir encore une fois.
Conclusion :
Pour les Polonais, l’échec de l’insurrection
de 1863 marque la fin de toute revendication indépendantiste
d’importance. La Russie lance de 1864 à 1876 une vaste
campagne d’unification administrative. Ce qui fait que le
royaume polonais perd toute marque d’autonomie. Au point que
le nom même de Pologne est officiellement supprimé
au profit de “ région de la Vistule ”. Celle-ci
est dès lors contrôlée par un gouverneur général,
cumulant des fonctions civiles et militaires, au même titre
que dans les autres provinces russes. Désormais, la prudence
prévaut, d’où la mise au point du travail “
organique ”. Cette politique professe le développement
de toutes les activités légales mais non politiques.
De cette manière on vise à promouvoir l’économie
et la culture polonaises . Ce “ profil bas ” consiste
à protéger la nation polonaise des foudres de l’autorité
tsariste tout en préservant la conscience nationale notamment
parmi les masses.
Pour la France l’insurrection polonaise de 1863-1864 lui a
définitivement fait perdre le soutien de la Russie qui s’est
désormais tournée vers la Prusse. Pour la diplomatie
française, c’est le début d’un long déclin
qui s’achève le 1er septembre 1870 avec la défaite
de Sedan.
En fait, si ces aides n’ont jamais été
étudiées, c’est tout simplement parce qu’elles
n’ont joué qu’un rôle mineur dans le conflit.
La valeur numérique de tous ces dons est certes importante,
mais elle est bien inférieure aux coûts que représente
l’entretien d’une guerre de guérillas. Le financement
de l’insurrection est d’abord constitué par le
pillage de biens russes, et la levée d’un impôt
auprès de la population polonaise. De plus, une partie non
négligeable de l’armement acheté à l’étranger
est arrêté par les polices prussienne, russe et plus
sporadiquement autrichienne. Ces souscriptions sont donc surtout
intéressantes pour mesurer le soutien de l’Europe occidentale
à la cause polonaise. A ce titre là elle mérite
toute notre attention…
aymeric.kurzawinski@libertysurf.fr
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