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«Mon
Europe»
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Au moment de l’élargissement de l’Union européenne, voici un titre qui ne saurait passer inaperçu! Passionnant, utile, son contenu est de plus urgent! Rassemblant deux textes aussi admirables qu’émouvants, douloureux que drôles, aussi impressionnants quant au fond que pertinents pour ce qui est de la connaissance des nouveaux Européens dont on ignore souvent à quel point ils viennent de loin et le savent, ces 150 pages ont été écrites en 2000, d’un commun accord entre deux auteurs qui se connaissent et s’apprécient. Tous deux sont nés en 1960, l’un en Ukraine (dans un territoire autrefois polonais), l’autre à Varsovie. Objectif: cerner sa situation en Europe. Chez Andrukhovych, l’exercice se résout - comme dans les romans l’intrigue se noue - au travers d’une large évocation de l’histoire familiale. Sur fond de convulsions de l’Empire austro-hongrois d’abord, de Deuxième Guerre mondiale ensuite, des dernières décennies du XXe siècle enfin, années de liberté retrouvée, de démocratisation et d’espoirs de toutes sortes. Un cheminement littéraire très personnel, pour peindre une portion d’Europe méconnue en France, par désintérêt et éloignement peut-être, parce que cette Europe centre-orientale a été longtemps prise en otage par les vents contraires de l’histoire surtout. Nourri d’une très solide culture, peu avare de détails pour décrire les situations les plus angoissantes ou les plus cocasses, Andrukhovych use d’un langage extrêmement imagé pour dire les événements qui ont constitué sa personnalité. L’enracinement dans les ruines du paysage de l’enfance dans un pays et une société ruinés de la lointaine Galicie autrichienne jadis reliée par deux trains de Lviv à Venise (l’Europe communiquait à l’époque!); une branche de sa généalogie nommée Karl, le grand-père allemand arrivé voici un siècle à Stanislawow (aujourd’hui Ivano-Frankivsk); une autre nommée Marko, l’autre grand-père dont le père avait pris le chemin de l’Amérique où il avait été écrasé par un tram, Marko l’officier dont la vie s’est terminée au printemps 44 dans le bombardement du train qui l’emmenait vers l’ouest, c’est-à-dire vers Lviv. Plus loin, l’ auteur raconte un autre train, celui dont le parcours aurait pu changer son destin en le faisant changer d’Europe: vers la fin de la guerre, le train errant des fugitifs, dont son père et une partie de sa famille, fuyant la soldatesque soviétique, qui aboutit péniblement à Vienne bombardée, puis l’ attente et l’incertitude, enfin le retour obligé à la case départ des « displaced persons » dont l’administration américaine n’avait que faire (déjà la realpolitik!). Quel tour d’Europe centrale, nul sans doute n’en demandait autant! Edité par Andrzej Stasiuk, auteur d’une dizaine d’ouvrages, poète, traducteur, Yuri Andrukhovych vit en Ukraine. «Moscoviada», roman, sera publié par Noir sur Blanc cette année encore. Echo au «Remix centre-européen» de son ami ukrainien,
le «Journal de bord» que signe Andrzej Stasiuk, un auteur
fasciné par la cartographie, invite à un voyage centre-européen
à la pointe du compas: 300 kilomètres de rayon, dont
le point central se trouve être le village où il a choisi
de vivre depuis 1987, dans les Beskides; Stasiuk définit ainsi
une entité plus qu’un pays, puisque les territoires qu’il
explore, les saveurs et les odeurs qui frappent ses papilles, les
sons qu’il capte, appartiennent à des populations, des
villes et des villages tant polonais que tchèques, slovaques
que biélorusses, roumains, ukrainiens ou hongrois; une vision
de l ’Europe qui fait penser ici à l’Europe des
régions – on notera qu’il n’y est question
ni de l’Allemagne ni de la Russie, prédateurs héréditaires
de la Pologne - espérons qu’on n’en parlera plus
qu’au passé désormais! Reniflant les vents méridionaux
caressant les rives danubiennes, l’auteur emmène le lecteur
dans ses multiples escapades de voisinage, lequel peut sembler parfaitement
exotique aux yeux de l’Européen occidental; de même
que cette volonté exprimée par Stasiuk de quitter la
morne plaine pour se retirer dans les montagnes aux abris plus sûrs,
un vieux réflexe de l’humanité. Mais au-delà
des surprenantes et agréables pérégrinations
subcarpatiques ou, comme chez Louis Aragon, des musiques des noms
de lieux égrenés dans ces pages où se télescopent
des mentalités ancestrales et des technologies post-modernes,
Andrzej Stasiuk revient à des chapitres quasiment inconnus
de l’histoire européenne récente: cela commence
à Wolowiec, son village d’ adoption. Un village qui n’est
pas n’importe quel village, puisqu’il s’agit d’un
ancien peuplement lemkovien: hormis MM. Laurent et Misiak, Université
de Lille, auteurs de « Les Lemkoviens, derniers Mohicans européens
», qui, en France ou ailleurs en Europe occidentale, a déjà
entendu parler des Lemkoviens, peuple slave oriental établi
avant la Deuxième Guerre mondiale entre la rivière Poprad
et les monts Bukovina et Wielki Dzial en territoire polonais, ainsi
qu’autour de Presov en Slovaquie, actuellement dispersés
dans les régions de Lviv, Ivano-Frankivsk et Ternopil en Ukraine
occidentale? Et que penser de l’Action Vistule de 1947, consistant
à expulser de leurs villages plus de trente mille Lemkoviens,
pour les intégrer à la population polonaise de Gdansk
ou d’Olsztyn, de Poznan ou de Szczecin? Ainsi faisait-on disparaître
une culture originale, orthodoxe de rite oriental, il y a un demi-siècle…
Important, ahurissant, cet enseignement n’est pas le seul que
le lecteur occidental retirera du texte dense, alerte, documenté,
drôle, tragique et poétique de Stasiuk le voyageur observateur
et curieux, invitation à parcourir la diversité et la
richesse d ’une portion d’Europe que l’on ne peut
plus ignorer désormais, y compris celle des Tsiganes auxquels
l’auteur voue une belle tendresse. Sans doute parce qu’ils
ignorent les cartes géographiques et les frontières,
filent comme le vent et n’ont que faire du temps qui passe! Sonia Graf Stawarz ![]() |