Au sentier passablement angoissé jusqu’ici emprunté succédait un boulevard généalogique : passant d’une fiche familiale à l’autre, on balayait sans coup férir les informations disponibles sur nos ancêtres inattendus de Kaniew. Un regret malgré tout : ce boulevard triomphal ne menait que jusqu’en 1746, les registres de baptêmes de la paroisse de Wielowieś ne remontant pas plus haut.
Le mariage de Valentin et d’Agnès avait été célébré à Wielowieś le 19 février 1770, unissant un veuf et une célibataire pour le meilleur, pour le pire et pour 23 ans de vie commune. La première femme de Valentin, Hedvige MASŁOWSKA, était morte en couches à 33 ans, le 14 décembre 1769. Le délai très court entre les funérailles et les noces était à l’époque monnaie courante. Hedvige, épousée en 1758, fille de Grégoire, organiste de Koźmin, avait donné quatre enfants à son mari, tous baptisés à Koźmin où résidait le jeune ménage. Dans les registres, le nom des parents est alors précédé du terme latin caractéristique « Famatus » (très honorable) réservé aux personnes de condition bourgeoise (terme se distinguant du « Generosus » des nobles et du « laboriosus » des travailleurs). Cependant, en 1769, le service funèbre rendu à Hedvige fut chanté à Wielowieś et le domicile de Valentin (dorénavant qualifié d’ « honestus« , honorable) resta solidement fixé à Kaniew, dont il était originaire comme sa seconde épouse Agnès.
Vraisemblablement, celle-ci représentait pour Valentin un parti moindre qu’ Hedvige MASŁOWSKA, mais certainement pas à dédaigner. Ses parents, André et Anne MACIEJEWSKI, exerçaient le métier de garde-forestier et on se contente souvent de les dénommer ainsi, LEŚNY en polonais et « silvestris » en latin. A l’occasion, André et Anne sont salués respectueusement eux aussi d’un « honestus » de bon aloi et ils ont même droit in fine au terme de scultetus : du moins, c’est ce qu’on trouve noté (« scultetissa« ) dans l’enregistrement de la sépulture d’Anne (décédée le 28 octobre 1788).
En fait, notre garde-forestier devait être simultanément cultivateur, assez cossu pour parvenir à se dégager, par rachat, de la servitude et de la corvée : les princes SAPIEHA, détenteurs des droits seigneuriaux, se prêtaient volontiers à ces opérations d’affranchissement, rentables financièrement, d’où la multiplication, dans les villages de leur domaine de Koźmin, de cette catégorie un peu dévaluée de « néo-sculteti« .
Après la disparition d’ André MACIEJEWSKI, le 21 avril 1787, ses deux fils, Jean et François, assumèrent les fonctions et qualités du père, en se les partageant : à Jean, l’aîné, revint le rôle de garde-forestier, et celui de « scultetus« , inséparable de l’épithète d’ « honestus« , au cadet François. Ce François s’était distingué pourtant fâcheusement, à la rubrique « faits divers », un jour d’octobre 1783, en … assassinant sauvagement, à coups de couteau et de bombarde, un vieux berger du nom de Martin, retrouvé mort dans les broussailles non loin de Kaniew. La justice dut se montrer clémente : notre François célébra ses noces à quelques mois du décès de son père, en septembre 1787.
Quant aux sept filles connues d’André et Anne, deux moururent jeunes, et les autres conclurent des alliances inégales : l’une épousa un fils de garde-forestier, une autre un paysan possesseur d’une demie – tenure de terre (semicmeto), une troisième un paysan sans terre. Finalement, de toutes, ce fut apparemment l’aînée, Agnès, qui, en s’unissant à Valentin le sołtys de Kaniew, réalisa le plus beau mariage, en termes de condition sociale s’entend.
Les aléas de la conservation des archives expliquent qu’on ne dispose pas de l’acte de baptême d’Agnès, née avant 1746, mais sa filiation ressort de façon médiate chaque fois que son lien de parenté avec ses frères et surs, nés après 1746, se trouve précisé dans les registres : à titre d’ exemple, quand en 1787 se marie François MACIEJEWSKI, le premier témoin cité est notre Valentin KANIEWSKI, accompagné en la circonstance de « son épouse, sur germaine du jeune marié ».
Pour Valentin KANIEWSKI, né lui aussi, forcément, avant la date-butoir de 1746, cette chance de retrouver la filiation par l’intermédiaire des frères et surs ne nous est pas offerte. Toutefois, on sait que Valentin est lui-même fils de sołtys (SZOŁTYSIAK, en 1770) et justement on s’avise qu’il existait un second sołtys par excellence observable à Kaniew de 1749 jusqu’à l’année de son décès survenu le 29 mars 1769. Sołtys dont le prénom, Pierre, a valeur de signal envers nous qui sommes bien placé pour savoir qu’il fut choisi par Valentin pour l’un de ses fils. Au cours de cette double décennie, Pierre engendra, de sa femme Marianne, neuf enfants, dont six filles. Nous réalisons qu’il s’agit là d’enfants d’un deuxième lit, puisqu’une autre Marianne, donnée comme la conjointe de Pierre SOŁTYS, trépassa le 18 mars 1748. On présumera donc, sans trop de scrupules ni d’hésitations, que le sołtys de Kaniew Valentin a toutes chances d’être le fils du sołtys de Kaniew Pierre et de sa première épouse Marianne.
Il est possible de suivre Pierre scultetus de Kaniew au-delà de 1746, à la faveur de ses apparitions comme parrain ou témoin dans les paroisses voisines de Wielowieś. C’est celle de Mokronos, et plus précisément le village de Gościejew, qui en détient les mentions les plus nombreuses et les plus anciennes. Pierre est cité dès 1726, ainsi que l’année suivante, une Apolonia épouse du scultetus de Kaniew : il se pourrait donc bien que Pierre ait eu encore une autre femme avant les deux Marianne qui partagèrent sa vie. Et il est probable aussi qu’il ait eu des attaches familiales dans ce village de Gościejew, vraisemblablement avec ce Roch scultetus dont quatre enfants, entre 1753 et 1765, furent tenus devant les fonts baptismaux par Pierre lui-même ou sa femme.
Il est également intéressant de regarder le choix des parrains et marraines opéré par nos deux sołtysi de Kaniew : il témoigne de leurs liens tant sur le plan familial que socio-professionnel et géographique.
S’agissant de Pierre, le nombre de parrains connus est de 18 ; sur ce chiffre, on compte 11 habitants de Koźmin, des bourgeois appartenant à la couche supérieure et dirigeante de la cité ainsi que deux ecclésiastiques. Les autres viennent des villages de Staniew et de Czarny Sad (même paroisse de Koźmin), de Bożacin (Lutogniew) et enfin de Benice. On relève même parmi les marraines une demoiselle de la (petite) noblesse. Aucun habitant de Kaniew par contre ne trouve place dans cette liste.
Du côté de Valentin ensuite, la liste se compose, pour les enfants du premier mariage, de 4 personnes (sur un nombre théorique de 6, compte tenu de ceux qui reviennent plusieurs fois), tous bourgeois de Koźmin ; et pour la progéniture d’Agnès, de 15 (au lieu de 26 théoriques), dont 2 seulement sont de Koźmin ; 9 d’entre eux, cette fois, demeurent à Kaniew, notamment la femme de l’aubergiste, six fois mise à contribution (c’est la sage-femme du village, dont les filleuls ne se comptent plus … ), mais aussi le forgeron, des sołtysi, les frères et un beau-frère d’Agnès; les 4 derniers proviennent de Wielowieś (l’organiste paroissial), de Borzęcice près de Wałków (l’aubergiste), de Benice (un charpentier) et de Czarny Sad.
Il reste bien sûr délicat d’interpréter ce « réseau » de la parenté spirituelle. Il est clair que les deux sołtysi ne sont pas enfermés dans des relations limitées aux gens de leur cru, mais par ailleurs, on ne sort pas de trois ou quatre paroisses, et pratiquement pas du domaine des princes SAPIEHA, exception faite de Benice et de Bożacin. Une seule ville semble exercer une attraction sur nos KANIEWSKI, c’est naturellement Koźmin, quoique sa part se réduise nettement avec Valentin, non le Valentin quasi bourgeois des débuts, mais le Valentin enraciné sur sa terre de Kaniew.
Cette terre qu’ils détenaient, voilà qui constituait au demeurant l’horizon principal de Pierre puis de Valentin SOŁTYS, qui menèrent classiquement une vie soumise au cycle naturel des saisons et des travaux agricoles, transcendé mais assumé par le rythme festif du calendrier liturgique de l’Eglise. Nous ignorons à quel point leurs affaires prospérèrent (encore que nous voyons Valentin accorder de son vivant ses deux filles du premier lit en mariage à des meuniers), mais il nous est loisible de lire la bénédiction divine dans le nombre tout à fait conséquent de leurs enfants. Comme on le sait déjà, Valentin et Agnès en mirent au monde treize, sur une période de vingt ans entre 1771 et 1790 : des bébés qui « tombaient » en moyenne tous les 19 mois, probablement allaités par des nourrices pour laisser la mère voler de grossesse en grossesse. Belle fécondité qui fait contraste avec le nombre étriqué d’enfants de Marcianne et de sa fille Rosalie GRODZICKA, et qui est comme emblématique d’une position sociale nettement plus favorable.
C’est pourtant trois ans à peine après la naissance de son ultime enfant qu’ Agnès, le 25 mars 1793, prit congé de la vie : elle n’était âgée que d’une cinquantaine d’années. Valentin ne tarda guère à la rejoindre dans la tombe : il disparut le 25 janvier de l’année suivante, ayant atteint quant à lui une soixantaine d’années.
Dès lors, leurs nombreux enfants se muèrent en orphelins, les derniers en bas âge. Les registres de catholicité ne disent évidemment rien d’éventuelles dispositions testamentaires, du règlement de la succession, du choix des tuteurs. On pressent néanmoins que ce drame familial dans la maison du sołtys de Kaniew a quelque chose à voir avec la « galère » qu’ont vécue les GRODZICKI de la première moitié du XIXe siècle. Il se déroule, de plus, à un moment historiquement sensible, celui des deuxième et troisième partages du pays : la Pologne démembrée agonise, et la postérité du sołtys, tout à la fois privée de père et de patrie, devient sujette du roi de Prusse, dont l’administration et la législation ont pu avoir leur mot à dire dans la dévolution des biens et des terres du défunt. Mais faute de sources, on ne peut être plus précis sur ce point qu’il aurait été très intéressant d’éclairer.