Depuis la rédaction du « cas d’école » dédié à Rosalie Grodzicka, des années se sont écoulées, de nombreuses archives polonaises ont été mises en ligne, et parmi celles-ci, depuis 2012, un véritable butin de guerre généalogique : les Actes de la ville de Koźmin, regroupant les documents, pour certains du Moyen-Âge, issus de l’activité des autorités administratives et judiciaires des deux organismes municipaux distincts qui fonctionnaient jadis : Koźmin Wielki et Koźmin Nowy. Les deux entités, avec leurs bourgmestres et leurs conseils respectifs, avaient à connaître de toute sorte d’affaires (transactions, résignations, testaments, arrangements successoraux, plaintes, déclarations de sujétion …) dont leurs livres (Księgi) ont, pour notre plus grande satisfaction, gardé la mémoire.


En parcourant les « 
Księgi burmistrzowskie » de la municipalité de Koźmin Wielki, j’eus la surprise d’y croiser un beau jour Pierre, mon ancêtre bien connu, l’honorable sołtys, exerçant l’office de « senior » (starszy) de Kaniew.


En
l’an 1757, le mardi qui précédait le « dimanche de l’ Oculi » (le troisième dimanche de Carême), Pierre s’était donc déplacé en mairie. Quelle affaire l’y pressait ?


Il apportait, « 
ad ingrossandum », pour qu’on le consigne fidèlement dans les registres municipaux, un document qui lui tenait à cœur, un parchemin, le « privilège », le contrat de vente qu’avait fait établir, avec son sceau, le 7 juillet 1688, Alexandre Przyjemski, seigneur héréditaire des deux Koźmin, de Rawicz et de Borek et qu’avaient ensuite confirmé et garanti pareillement de leurs sceaux ses successeurs, Catherine Przyjemska, Pierre Sapieha, Sophie Sapieha, Jean Sapieha.


Pierre, se voyant peut-être vieillir, se souciait de mettre à l’abri
pour l’avenir le titre de propriété qui veillait légalement sur son bien familial, sur sa terre de sołtys de Kaniew.

Celle-ci est décrite dans l’acte avec force détails : les diverses parcelles , les champs, les jardins et les prairies y sont nommés exhaustivement et topographiquement situés avec soin, par rapport aux voisins.


Des droits sont reconnus selon l’usage à l’acquéreur : le droit de libre pâture du petit et
du gros bétail sur les terres du village de Kaniew, celui de se fournir en bois de chauffage et de construction dans les bois domaniaux, celui de la glandée des porcs (moyennant contribution financière), celui de loger chez lui, pour ses propres besoins, un locataire (komornik) exempté de la corvée seigneuriale, ou de le loger dans une chaumière bâtie à part sur sa propriété, et enfin celui de revendre librement son bien, mais au prix d’achat : 800 zlotys.


Bien entendu, le document mentionne aussi des obligations : le paiement annuel, à la Saint Martin (le 11 novembre), d’un cens de 25 zlotys, à régler au château de Koźmin, dans un cortège animalier constitué de six chapons, de six poules « ordinaires » et de deux oies, sans oublier l’hommage d’une soixantaine d’oeufs.


De plus, quatre fois dans l’année, on devra se rendre à Toru
ń ou à Bydgoszcz, avec quatre bons chevaux et une charrette en bon état ; un cinquième voyage s‘effectuera en direction de Wrocław, et un sixième vers Poznań, ou ailleurs, sur des distances équivalentes. De Toruń ou de Bydgoszcz, on ramènera 5 tonneaux de harengs ou encore, du sel. On y aura acheminé le blé domanial (destiné à l’exportation vers l’ Ouest, via la Vistule et le port de Gdańsk).


En outre, on posera cinq travées de la clôture du parc à gibier et on s’occupera de percer trois trous dans la glace de l’étang de Kaniew, pour éviter que les poissons du vivier n’étouffent . Il faudra aussi songer à envoyer quelqu’ un à l’époque de la tonte des moutons.

L’acquéreur du bien de Kaniew est un honnête bourgeois de Koźmin, Grégoire, qui investit dans la terre, mais dont l’art est en réalité le métier de forgeron (kowal). Le privilège prévoit d’ailleurs que Grégoire Kowal pourra installer une forge dans son exploitation – pourvu que ce soit en un lieu sûr, à l’écart.

Un document de 1680 révèle que le sołectwo kaniewskie dont Grégoire fait l’acquisition en 1688 appartenait encore à Laurent, fils de Thomas, un membre de la notable famille des Baniuszka (devenus Baniuszkiewicz au XVIIIe siècle), et qui en 1684 a eu de son épouse Anne un garçon également prénommé Laurent. Après quoi, on perd leur trace. On ne connaît pas les circonstances exactes qui pourraient expliquer que Laurent Baniuszka ait cessé d’être le possesseur dudit sołectwo. Le privilège ne leur fait strictement pas allusion.

J’ai voulu garder le « scoop », la révélation sensationnelle, pour la fin. Grégoire – qui dorénavant sera légitimement titré sołtys kaniewski à deux reprises, au début et à la fin de l’acte, est désigné par son propre nom de famille, et il s’avère que celui-ci est … GRODNICKI !
Au travers de l’erreur probable du copiste, on reconnaît bien sûr un GRODZICKI. On peut croiser à nouveau Grégoire dans une série d’actes municipaux et logiquement, dans une série d’actes paroissiaux, où son nom est parfaitement orthographié.

J’ai donc eu le « privilège » de pouvoir valider ce que j’avançais hier seulement à titre d’hypothèse : Grodzicki , une résurgence ? Grodzicki, un nom qui a cheminé souterrainement au XVIIIe siècle, puisqu’on n’éprouvait pas le besoin de le prononcer quand on parlait du sołtys kaniewski ?

Les points d’interrogation sont caducs.

Avec Grégoire, nous entrons sans ambages dans le milieu de la bourgeoisie de Koźmin.

Il a épousé, avant 1685, une Catherine Borzęcka, veuve d‘un Gaspard Czarkowski (né en 1641 à Koźmin), dont le frère Thomas Czarkowicz est devenu bourgeois de Poznań. De Gaspard, Catherine a eu deux filles en 1673 et 1674. Sœur de forgerons, et fille aussi d’ailleurs du forgeron Mathieu Borzęcki, Catherine est disparue un peu avant 1692, sans avoir eu d’enfants de Grégoire Grodzicki.
Ce dernier, comme il sied à un veuf, s’est remarié, au plus tard en 1697, car à cette date, en octobre, une certaine Marianne met au monde un enfant de lui , puis quatre autres jusqu’en 1705.

Dans cette période, Grégoire est régulièrement qualifié de forgeron, domicilié dans le faubourg de Koźmin, et les parrains de ses enfants sont à quatre reprises des ecclésiastiques et les marraines, par deux fois, des dames nobles.

Un acte de 1700 nous permet d’en savoir plus sur Marianne, de pénétrer même dans l’intimité de son couple, au risque d’écorner légèrement son honorabilité. Il est judiciaire et ne fait pas dans la dentelle.

Le père de Marianne, Paul Tanaś, du village de Jedlec, un paysan de condition serve (kmieć), sujet du domaine de Gołuchów, s’est fendu d’une plainte à son seigneur, Melchior Gurowski, qui n‘est pas n’importe qui puisqu’il exerce alors les fonctions de castellan de Grande Pologne, et qu’il a la haute main sur la justice des deux voïévodies de Poznań et de Kalisz . Le castellan s’est ému, a fait part par écrit de sa préoccupation aux autorités municipales de Koźmin, qui ont évidemment réagi.

Il y avait de quoi. Paul, au nom de sa fille, accusait Grégoire d’adultère, de viol sur une domestique, Sophie, parente de sa femme, et comme si cela ne suffisait pas, d’un « actum bestialitatis », disons, de relations un peu spéciales … avec la jument.

Convoqué par le bourgmestre au Ratusz (à la mairie), Grégoire s’y rend, mais finalement, il retourne chez lui, et puis, au milieu du faubourg, il fausse compagnie aux agents municipaux pour se réfugier dans le couvent des pères Bernardins. Il y vaque à ses occupations et à son industrie « un certain temps », jusqu’à ce que, dans un champ, on vienne le cueillir pour le déférer comme un criminel en prison – dans la tour du Ratusz.

 

L’action judiciaire a lieu le mercredi après la saint Luc sous la présidence du bourgmestre André Sierpotowski (proconsul) et des quatre consules, membres de la Rada (du conseil municipal), en présence également du wójt (advocatus), président de l’échevinage judiciaire (de la Ława), et des quatre ławnicy (d’habitude appelés en latin scabini, mais ici assessores).

Grégoire Grodzicki, sorti de sa tour d’isolement, est confronté à ses accusatrices. La servante Sophie réitère sa version, Grégoire réagit vivement, et ses propos sont retranscrits tels quels par le greffier, si bien qu’on croirait l’entendre en direct. Il nie en bloc, totaliter : « Nous étions quatre, et pas à deux tout seuls », et il explique que, quand il a vu qu’elle n’arrivait pas à nouer la cordelette d’une lettre, il lui a dit : « Que le diable t’emporte ! (ou plutôt, en polonais, que tu manges le diable !), tu ne sais pas nouer une cordelette, mais pour ce qui est de te faire courtiser, ça, tu t’y entends bien ! », tout en la saisissant par la taille. Il nie totaliter avoir commis les trois viols dont on l’accuse (deux à l’air libre, dans un pré et dans une clairière, et le dernier à domicile).

Une « enquête de moralité » ayant été menée en coulisses par la mairie, on découvre que les accusatrices ne sont pas irréprochables, madame la forgeronne ayant manigancé des choses pour que Simon, un adolescent alors au service des Grodzicki, (średniak), fasse connaissance plus intime, mais sous ses yeux, de Sophie sa cousine Le jeune Simon est resté très sage, mais pas très muet : il a vite tout raconté à ses copains bergers. Passé depuis à Borzęciczki, au service du curé, il a confirmé avoir été harcelé, « Ce fut ainsi, pas autrement ! », ajoutant que durant l’ « exil » de son patron Grégoire chez les Bernardins, madame et la demoiselle Sophie avaient même profité de son sommeil pour … tirer de dessus-lui l’édredon … histoire de voir … Mademoiselle reconnaît les faits.

En passant, on remarque que l’assistant du forgeron dort dans des conditions très acceptables de confort – dans une pierzyna, sous édredon.

Paul, qu’on sent un peu penaud, n’aurait souhaité par son action – le Seigneur Dieu lui en est témoin- que la paix du ménage ; la Rada et la Ława, quant à elles, en l‘absence de preuves et de témoignages, innocentent Grégoire des crimes qu’on lui reproche, mais blâment sa fuite de la mairie et la légèreté de ses gestes vis-à-vis de Sophie, ainsi que le comportement douteux de sa femme ; et puisque le couple gagne sa vie ensemble, on va le condamner à payer de concert une amende commune de 150 grzywny, 100 au bénéfice de dame Sapieha, l’héritière de Koźmin, 25 pour l‘église paroissiale et 25 pour couvrir les frais de bouche des juges. La grzywna équivalant à 20 groszy, et le zloty à 30, l’amende rondelette se monte à 100 zlotys. Sophie devra quitter sur le champ le domicile du forgeron. Et l’on promet de façon tranchante, en cas de récidive, de ne pas reculer devant d’autres moyens, les grands : la peine de mort (poena colli).

Le couple, pris il est vrai à la gorge, a dû se réconcilier après cette aventure, et fonctionner plus en harmonie, puisque trois filles sont nées après 1700.

En 1713, le lundi qui suit le dimanche des Rameaux, l’honorable Paul Tanaś de Jedlec , accompagné de sa femme Régine et de sa fille Marianne, retrouve le chemin de la mairie de Koźmin, pour une affaire cette fois plus paisible et rentable. Il revend aux très honorables Jean et Marianne Nowicki, (monsieur est membre de la Rada de Koźmin), un « quart de terre » (kwarta roli) qu’avait acquis de son vivant son défunt gendre, Grégoire, avec de l’argent qu’il lui avait avancé, déclare-t-il sous serment.

Ainsi apprenons-nous que notre forgeron Grégoire était décédé, que sa fringale d’achats fonciers ne s’était pas limitée à Kaniew, et qu’il n’était finalement pas en si mauvais termes que cela avec son beau-père, lequel, tout en étant un paysan non-libre, ne semblait pas vraiment pouvoir être confondu avec un pauvre hère. Le bien revendu l’est quand même pour 330 zlotys.

Paul a d’ailleurs laissé d’autres traces de ses activités financières, mais dans les registres municipaux de Pleszew, ville plus proche du village de Jedlec que Koźmin. En 1695, il réclame à la veuve de Blaise Michałowicz, Anne, une dette de 150 florins (autrement dit 150 zlotys). L’année suivante, en son nom, le bourgeois de Pleszew François Pawłowski fait de même avec Adalbert Sędzik, pour la somme plus modeste de 40 zlotys. Trois fois cité, trois fois contumace, Adalbert est finalement mis en état d’arrestation. Mais on ignore si Paul a pu récupérer son dû.

Ce personnage, ce « serf » qui prête à des bourgeois, marie sa fille à un citoyen de Koźmin forgeron, n’hésite pas à porter plainte à l’occasion et qui visiblement a le bras assez long, on aurait bien aimé l’accompagner davantage. Hélas, les registres anciens de la paroisse de Jedlec n’existent plus.

On peut observer que le nom qu’il porte, Tanaś, (issu du prénom Athanase), est aujourd’hui géographiquement très concentré autour de Pleszew et au XIXe siècle, majoritairement lié à la paroisse de Tursko, qui avoisine directement Jedlec, et dont les registres sont conservés depuis 1703.

Très vraisemblablement, nos Tanaś de Jedlec étaient apparentés à ceux de Tursko. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’en 1715, un fils de Casimir Tanaś de Tursko reçoit au baptême le prénom de Paul (il sera lui-même père et grand-père de deux autres Paul Tanaś).

Casimir, selon son acte de décès du début de l’année 1735, aurait vu le jour vers 1668, et pourrait bien être un frère de notre Paul, beau-père de Grégoire Grodzicki. Comme son frère présumé, il est régulièrement qualifié de « cmeto », ce qui ne l’empêche nullement d’être enseveli à l’entrée même de l’église de Tursko.

Le 11 octobre 1708, s’endort dans le Seigneur, absoute de ses péchés, munie des sacrements et ayant reçu la communion, l’épouse de Casimir, Agnès, première victime à Tursko de la « peste » qui commence à faire ravage en Grande Pologne, emportée avec son enfant âgé de deux ans. Elle ne fut sans doute pas la seule, mais le registre des sépultures se tait soudain jusqu’en 1713, il ne comporte entre 1708 et 1713 qu’une seule notice (non précisément datée, mais dont l’écriture est identique à celle de 1708), qui est une longue plainte sur les fautes commises par les Suédois luthériens envers l’innocent royaume de Pologne. C’était le temps de la grande guerre du Nord et de Charles XII de Suède. La tourmente a laissé en creux sa trace éloquente dans les registres – c’est le silence.

Nous savons que Casimir, qui a survécu, s’est remarié avant 1711 avec Catherine, la mère de Paul. En 1720, il est témoin au mariage de Martin Tan(un fils peut-être, ou un neveu ?), qui épouse Sophie, la veuve de Mathieu dit « Kotuszny », puisqu’il était meunier du moulin nommé « Kotusze ». Martin, devenu lui aussi Kotuszny et meunier, décède en 1739, trois ans après sa femme, inhumée dans les « entrailles » de l’église, près de l’autel de Sainte Barbe.

Bref, des Tanaś qui donnent résolument l’impression de n’être point trop pauvres. Notre Grégoire Grodzicki, bourgeois et forgeron de Koźmin, sołtys de Kaniew, était homme sans doute prompt à réaliser de bonnes affaires, y compris matrimoniales …

Arrivés nous-même au terme de notre post-scriptum quelque peu enrichis, nous hésiterons à clore définitivement le « dossier Grodzicki ». Abstenons-nous alors de tout point final, car en fin de compte, qui sait ?, de nouvelles et belles surprises heuristiques, on n’est jamais totalement à l’abri …

Christian Michel Orpel