Inopinément se présenta la possibilité de rouvrir l’ingrat chantier de nos fouilles généalogiques.

Un quidam vivant non loin de Koźmin, contemporain des parents de Rosalie et porteur du nom de GRODZIŃSKI, voilà qui méritait un peu d’attention ! Au risque, d’ailleurs, après examen de son cas, de devoir l’ajouter au bout du compte à la liste des GRODZICKI inclassables et tombés d’on ne sait d’où …

Notre homme, Joseph, habitait Kaniew, un village qui se rattachait spirituellement à la paroisse de Wielowieś, mais qui était en revanche partie intégrante, sur le plan économique, du vaste domaine seigneurial des SAPIEHA et des von KALKREUTH.

Epoux de Pétronille, Joseph fut le père de quatre enfants, dont les actes de baptême successifs, de 1806 à 1816, permettaient de constater que, mis à part le nom de GRODZIŃSKI, le couple utilisait encore ceux de KRYŚ et de KAPUŚCIAK.

Le fils aîné de Joseph et Pétronille, Martin, nous confirmait le caractère durable de l’ambivalence du nom familial : en 1834, à son mariage célébré à Koźmin, il était fait état simplement du nom de KAPUŚCIAK, mais en 1841, au baptême de son fils Ignace, Martin se retrouvait enregistré sous la double appellation de GRODZICKI vel KAPUŚCIAK.

Manifestement, nous étions confrontés derechef à un cas d’identité plurielle. Situation forcément ouverte et indécise …

Mais, par chance, on connaissait bien la paroisse de Wielowieś : comme on y avait procédé à un travail de reconstitution des familles pour la période 1746-1828, on pouvait catégoriquement affirmer que, des KRYŚ ou des KAPUSTA (KAPUŚCIAK), il s’en trouvait effectivement à Kaniew, mais qu’il n’y avait pas la moindre trace des GRODZIŃSKI avant que n’émergeât notre Joseph.

Du coup, on imaginerait volontiers que ce dernier, étranger à la paroisse, fût venu épouser une fille native du lieu … La consultation de l’acte de mariage confirmerait-elle cette impression ?

Eh bien, pas du tout ! Si cette union avait, de fait, été bénie dans la paroisse de Wielowieś, en janvier 1806, l’acte attestait aussi que l’un et l’autre conjoints étaient originaires de Kaniew, aussi bien Joseph que Pétronille.

Mais quelle était donc au juste l’identité des nouveaux mariés telle qu’affichée dans l’acte de mariage ? Heureusement, chacun s’y voyait bien attribuer en propre un nom de famille: pour Pétronille, c’était KRYŚ. Pour Joseph, ce n’était pas GRODZIŃSKI, ce qui à vrai dire ne nous surprenait pas ; non, Joseph était simplement déclaré … SOŁTYSIAK.

Un nom de plus ? Pas exactement, enregistrer Joseph sous cette appellation de SOŁTYSIAK, c’était indiquer seulement qu’il était « fils de sołtys « .

Dans la campagne polonaise du XVIIIe siècle, les « sołtysi  » (sculteti en latin) étaient des paysans qui se distinguaient des autres par leur presque totale liberté. Ils s’acquittaient certes envers le seigneur local de quelques redevances définies précisément, en nature ou en argent, ils étaient aussi tenus d’effectuer deux ou trois voyages annuels en direction de grandes villes, avec mission de charroyer des produits pour le compte du seigneur, mais en dehors de ces obligations, ils étaient indépendants sur les terres qu’ils possédaient et exempts de toute corvée. De ce fait, leur sort était en principe bien meilleur que celui des serfs, même aisés, et ils formaient comme une élite paysanne.

A en croire le registre des mariages, le futur Joseph GRODZIŃSKI serait donc issu de la plus notable part de la société rurale de Kaniew ! .

Pour vérifier le fait, il fallait désormais se concentrer sur celles des familles de Kaniew qui appartenaient à ce groupe de paysans privilégiés, et tâcher d’y repérer celui qui serait le père de Joseph (né autour de 1779 d’après l’acte de mariage).

Ces « soltysi » se comptaient à Kaniew sur les doigts d’une main : on pouvait différencier ceux auxquels les registres paroissiaux décernaient un nom de famille spécifique (comme les KRYŚ dont sortait Pétronille), et ceux qui n’étaient autrement connus que comme  » soltysi de Kaniew « , en quelque sorte par excellence, au point de finir par s’appeler tout simplement KANIEWSKI. C’est dans cette deuxième catégorie, après lecture attentive des fiches familiales, qu’on découvrit, à la date du 16 mars 1781 un Joseph, authentique SOŁTYSIAK, puisque né de Valentin et d’Agnès sculteti de Kaniew.

Authentique SOŁTYSIAK indéniablement, mais, pour autant, cela en ferait-il un GRODZIŃSKI indiscutable ? On n’avait pas, c’est vrai, d’option alternative : ce Joseph SOŁTYSIAK né en 1781 était le seul à pouvoir être identifié avec le Joseph SOŁTYSIAK marié en 1806, dont il était établi qu’il ne faisait qu’un avec le Joseph GRODZIŃSKI objet de tout notre intérêt. Il pouvait l’être, en l’absence d’autre candidat manifeste. En somme, c’était la preuve par le vide. On aurait préféré quand même des éléments de preuve plus positifs à cette potentialité source de perplexité. Car il ne s’agissait pas que de Joseph … Parmi les treize enfants de Valentin et d’ Agnès SOŁTYS KANIEWSKI, on avait en effet noté la présence d’un Pierre, baptisé le 27 avril 1775 : devrait-on reconnaître en lui celui qui serait le père de Rosalie GRODZICKA ? On hésitait encore à se prononcer … mais la fièvre montait.

Un petit indice apportait un zest de réconfort : l’un des enfants du SOŁTYS KANIEWSKI portait le prénom de Charles, tout comme l’un des fils de Joseph : ce n’était toujours pas suffisant pour énoncer un verdict, ce n’en était pas moins une incitation à persévérer.

Insistons donc … et puisque nous en étions à scruter les noms de la progéniture du sołtys, demandons-nous ce que ses autres enfants étaient devenus. Eux aussi étaient des SOŁTYSIAK, eux aussi étaient des KANIEWSKI, et, hormis le litigieux Joseph, ils étaient encore théoriquement douze à pouvoir porter témoignage. Mais de ces douze, pas un seul ne se présenta : au début du XIXe siècle, Kaniew semblait déserté par les enfants de Valentin.
Où ceux-ci étaient-ils donc passés ?

Ils ne s’étaient pas égarés. Pour une part significative, leurs noms de baptême figuraient sur notre liste répertoriant les GRODZICKI de la paroisse de Koźmin, des célibataires : Thomas GRODZIŃSKI alias GRODZICKI, décédé à Koźmin en 1829, Thècle GRODZICZANKA, morte à Olędry Polskie en 1807, Jacques GRODZICKI, disparu aussi à Olędry en 1813 ; et des gens mariés : Paul GRODZICKI alias GRODZIŃSKI, époux de Cunégonde (et père d’un petit Joseph), qui s’éteignit à Koźmin en 1838 , Woïtek GRODZICKI, veuf de Barbara et remarié à Elisabeth WUJEC, mort à Olędry Polskie en 1843, sans oublier notre ancêtre Pierre ZAGRODZKI alias PACIOREK alias SZYIA.

Thomas, Thècle, Jacques, Paul, Woïtek, Pierre (les GRODZICKI de Koźmin), avec Joseph (le GRODZIŃSKI de Kaniew), ces sept prénoms se retrouvaient inscrits aussi dans la liste des enfants de Valentin SOŁTYS KANIEWSKI. Pouvait-on rester insensible à cette correspondance des deux séries de prénoms, quand on savait par ailleurs qu’il existait un Joseph qui cumulait en sa personne les deux noms de SOŁTYSIAK le jour de son mariage et de GRODZIŃSKI par la suite (notamment le jour du baptême de son fils Paul) ? Grâce à cette parfaite convergence des prénoms et à l’existence de ce providentiel  » homme clé « , on était en mesure d’admettre, sans risquer l’accusation de perpétrer un  » putsch  » généalogique, que nos GRODZICKI s’avéraient bel et bien issus du sołtys de Kaniew.

Rosalie GRODZICKA gagnait de la sorte, en ligne paternelle, des grands-parents et toute une parentèle ! La prolétaire de Cegielnia plongeait ses racines chez de notables propriétaires du village de Kaniew!

Autour du patriarche de Kaniew