ChevalierAu Sud de la Pologne, dans les Tatras, il existe une montagne à la forme insolite. Le Giewont – c’est ainsi que s’appelle cette montagne – ressemble à un chevalier assoupi, quand on la regarde du côté de Zakopane ou de la vallée de la Gubałówka. On distingue nettement ses sourcils en broussailles, son nez, sa barbe, ses bras croisés sur la poitrine et ses longues jambes. Au sommet de la montagne se dresse une croix. On peut atteindre la cime à partir du versant sud, invisible depuis Zakopane.

Sur place, les montagnards racontent que ce n’est pas par hasard si le Giewont rappelle la forme d’un chevalier ensommeillé.

Autrefois, à l’ époque où il n’y avait pas encore de touristes dans les Tatras et où les montagnards vivaient surtout de l’élevage des moutons et de l’ agriculture, habitait dans le village de Kościelisko un paysan prénommé Kuba. En plus d’exploiter sa petite ferme, il était aussi forgeron. Quiconque voulait ferrer son cheval s’adressait à Kuba. Mais Kuba n’avait pas beaucoup de travail dans sa forge, car les montagnards ne possédaient pas beaucoup de chevaux et les fers cloués aux sabots par Kuba tenaient bien et les bêtes ne les perdaient pas.

 


Un soir d’automne, alors que Kuba était rentré de son champ et qu’il prenait son souper, il entendit frapper à la porte. Le paysan ouvrit et aperçut devant lui un vieil homme revêtu d’un long manteau.

– C’est vous le forgeron?, demanda l’ inconnu.
– Oui, c’est moi, répondit Kuba.
– J’ai un travail pour vous.
– Dans ce cas, allons dans la forge, répondit Kuba. Bien que l’heure fût assez tardive, il se réjouissait de pouvoir gagner quelques sous ce jour-là.
– Non, pas ici. Prenez vos outils, je vais vous conduire.

 

Kuba se mit à examiner son hôte nocturne de façon plus précise. Ce n’était pas l’ un de ces montagnards des villages environnants, car il les connaissait tous, sinon par leur prénom, du moins de vue. Ce n’était pas non plus l’ un de ces citadins, qui depuis un certain temps commençaient à arriver de Cracovie pour marcher dans les montagnes, escalader les sommets rocheux et admirer les paysages. Ceux-là étaient toujours bien habillés et ne vagabondaient pas en pleine nuit. Et l’ inconnu portait sur lui un vieux manteau, un capuchon lui cachait le visage et on ne voyait que ses sourcils en broussailles et sa longue barbe ébouriffée. Il avait un air … assez étrange.

Encore plus étonnant, quand Kuba eût fini de préparer ses outils et ses fers à cheval, l’inconnu se mit à marcher au-devant de lui, sans aucune hésitation. Il était déjà tard et le soleil d’automne était couché depuis longtemps. L’obscurité totale s’était faite, et pourtant l’inconnu montrait la route sans hésiter. On aurait dit qu’il connaissait le moindre sentier des Tatras, chaque arbre, chaque pierre. Et cela mieux que Kuba, lui qui pourtant était né et avait grandi dans cette région.

Ils dépassèrent les dernières chaumières, ils pénétrèrent dans la vallée Strążyska [qui mène au mont Giewont]. Au bout d’ un certain temps, la route se termina. Ils se mirent à gravir les pentes escarpées du Giewont.

Alors Kuba se rappela ce que les anciens montagnards disaient sur les chevaliers endormis. Il avait toujours considéré ces histoires comme des contes que l’on racontait aux enfants et il n’ y croyait pas.

Ils progressaient cependant à travers une forêt épaisse, ils se faufilaient dans les broussailles de pins nains, et ils se hissaient sur des rochers abrupts.

 

Finalement ils s’arrêtèrent à l’entrée d’une grotte.

– Les chevaux sont à l’intérieur, dit l’inconnu et il alluma une torche.

Avec précaution, Kuba pénétra à l’ intérieur de la caverne. Il s’engagea dans des couloirs sombres et humides. Après quelques tournants il arriva dans une grande salle. Là, à la lumière de la torche, se révéla à ses yeux un spectacle stupéfiant. Sur des lits de pierre dormaient des chevaliers équipés d’ armures. Chacun d’eux avait à son côté une épée nue. Ici et là gisaient des haches de guerre, des lances et des boucliers. La salle souterraine était très vaste et le nombre de chevaliers, impressionnant. Sur les côtés, près de mangeoires en pierre, se tenaient des chevaux plongés dans le sommeil.

– Ce sont ces chevaux que tu dois ferrer, entendit Kuba. Mets-toi au travail, car il te faut terminer avant la fin de la nuit.

Kuba se mit à l’ oeuvre promptement. Il vérifia les fers à cheval, nettoya les sabots. Quand un clou manquait, il l’ajoutait. Quand le fer était usé, il en clouait un neuf. Bien qu’il y eût beaucoup de chevaux, le travail avançait rapidement.

Soudain – Kuba avait-il peut-être frappé trop fort de son marteau sur l’un des fers, ou bien l’un des destriers s’était-il mis à hennir-, soudain l’un des chevaliers s’éveilla, se dressa sur son lit et demanda:

– Le temps est-il venu?
– Pas encore, allez dormir, répliqua le vieillard.

Avant l’aube tous les chevaux étaient ferrés. Le vieil homme remit à Kuba en guise de paiement un sou d’or et lui dit:

– Ce sont les chevaliers polonais. Ils dorment ici et attendent. Ils attendent un signal. Quand le pays fera face à un véritable péril, quand les ennemis l’attaqueront de toutes parts, quand toute espérance aura disparu dans le peuple, alors ils se réveilleront et ils partiront au combat pour sauver la patrie. Mais pas avant.

Au lever du jour, Kuba rentra à la maison. Il tenait dans sa main la monnaie d’or. Tout ce qu’il avait vécu cette nuit aurait pu lui sembler un songe, si ce n’était cette authentique pièce d’or.

Mont Giewont


Plus tard, de nombreuses fois, il revint sur les pentes escarpées du Giewont, fouillant les sinuosités rocheuses, passant en revue les crevasses. Mais jamais il ne retrouva l’entrée de la mystérieuse grotte.

Qu’il fut un jour sur le Giewont avec un guide énigmatique, qu’il vit de ses propres yeux les chevaliers dormants, qu’il ferra lui-même leurs chevaux – que tout cela était véridique, la pièce d’or à l’effigie du roi de Pologne le lui grava pour toujours dans la mémoire.

 Raconté par Christian